Enquêter avec intégrité : 4 biais de jugement à éviter pour l’enquêteur interne

Connaissez-vous les quatre biais qui peuvent affecter les enquêteurs professionnels dans leurs activités ?

Article original publié dans le numéro 91 du Journal du Management Juridique d’Entreprises, paru le 11 janvier 2023 et accessible sur le site du Village de la Justice.

Tenir compte de ces faiblesses potentielles dans nos processus de réflexion nous permet d'être de meilleurs enquêteurs.

Le rôle des enquêteurs internes consiste à contrôler la conformité des activités d’autres professionnels et d’en rendre compte. De ce fait, ils doivent faire preuve d’un haut niveau d’intégrité. Précisément, l’« intégrité » est une exigence que l’on retrouve fréquemment dans les descriptions de poste des professionnels de l’enquête. Mais qu’est-ce que cela signifie d’être intègre ? Comment savoir si vous l’êtes ou non ?

 

Tout d’abord, il convient de ne pas confondre intégrité et indépendance. L’une est liée à l’autre mais ces deux concepts sont bien distincts : l’indépendance est organisationnelle, l’intégrité est personnelle.

 

Les enquêteurs sont indépendants s’ils n’ont pas d’intérêt direct ou indirect dans le résultat de l’enquête. Cette indépendance n’existe évidemment pas lorsque des professionnels enquêtent sur des activités auxquelles ils ont participé eux-mêmes ou à travers des membres de leur équipe.

 

L’indépendance organisationnelle protège les enquêteurs puisqu’ils n’ont pas à se préoccuper des implications de la conclusion de leur enquête sur leur carrière. Elle crée donc les conditions nécessaires à la préservation de l’intégrité, tant dans la réalité, qu’en apparence.

 

Mais l’indépendance n’est pas suffisante car l’intégrité est une capacité à former une opinion ou à retranscrire des faits sans être sous l’influence de biais de jugement. Ces biais peuvent être générés par une absence d’indépendance de l’enquêteur… mais un enquêteur indépendant n’est pas pour autant libre de toute influence.

 

En tant qu’être humain, nous sommes tous sujets à des biais de jugement, dans notre vie personnelle comme professionnelle. Reconnaître ces biais et leur influence est essentiel pour répondre objectivement aux questions auxquelles nous sommes confrontés dans notre travail d’enquêteur. Ces questions sont par exemple : Dois-je enquêter sur cette affaire ou non ? Dois-je conclure qu’il y a un problème ou non ? Dois-je faire un rapport sur cette question au conseil d’administration ou non ? 

 

J’ai identifié quatre biais cognitifs que je trouve critiques pour la profession d’enquêteur interne car ils menacent d’influencer des décisions clés à chaque étape du processus d’enquête.

 

Ces quatre biais sont les suivants :

 

1.    Le biais de confirmation des attentes

 

Tout comme les journalistes d’investigation doivent se méfier du sensationnalisme dans leurs reportages, les enquêteurs internes doivent toujours se demander : mon rapport est-il influencé par ce que je pense que le lecteur voudra lire ?

 

Avant qu’une enquête soit déclenchée, l’investigateur peut recevoir de membres de l’organisation, souvent les destinataires du rapport, un message, plus ou moins direct, lui dictant les conclusions auxquelles il serait idéal que son rapport aboutisse. Ces attentes seront généralement exprimées de manière subtile, sans avoir à prononcer les mots : « laissez-moi vous dire ce que votre rapport d’enquête devrait dire… ». Il peut s’agir d’une simple phrase comme : « je suis certain qu’il s’agit d’un malentendu, d’une erreur » ou comme « il me paraît évident que X n’a pas fait son travail correctement ».

 

En tant que créatures sociales, nous sommes naturellement réticents à contrarier les autres et désireux de plaire aux personnes avec lesquelles nous travaillons (encore plus aux personnes pour lesquelles nous travaillons). Enquêter avec intégrité signifie être capable de dépasser ces instincts naturels et de se concentrer objectivement sur les faits.

 

2.    Le biais de la charge de travail

 

Une autre caractéristique typique du comportement humain est la propension naturelle à éviter la douleur. Dans le contexte professionnel, une charge de travail déjà intense implique que chaque activité supplémentaire aura en coût plus important en termes de fatigue ou de ressource. Contrairement à de nombreuses autres professions, les enquêteurs sont amenés à décider s’ils sont satisfaits ou non de l’ampleur de leurs propres investigations et du temps qu’ils ont investi dans celles-ci : Ai-je découvert des éléments qui nécessitent une analyse plus approfondie ? Puis-je conclure l’enquête sur la base des éléments que j’ai déjà obtenus ?

 

De telles situations obligent l’enquêteur à arbitrer entre faire ce qui est juste et ce qui est facile. Enquêter avec intégrité signifie parfois s’infliger de longues heures d’analyse fastidieuse, avant de pouvoir conclure. À l’inverse, pour les enquêteurs qui facturent leur travail au temps passé, cela signifie savoir quand s’arrêter pour ne pas enquêter plus que ce qui est strictement et objectivement nécessaire à la conclusion du rapport.

 

3.    Le biais des « KPI » (Key Performance Indicators)

 

L’étude de nombreux scandales financiers démontre que les infractions commises par les entreprises ont souvent pour cause la poursuite d’indicateurs de performance: notes des analystes, objectifs de revenus, prévisions de baisse des coûts… La volonté d’atteindre des résultats ambitieux peut pousser des professionnels à agir de manière non conforme aux règles ou parfois simplement de manière non-éthique.

 

Les enquêteurs eux-mêmes ne sont pas à l’abri de la pression d’indicateurs de performance nécessaires à la conduite du département. Par exemple, la performance des enquêteurs peut être évaluée en fonction du nombre d’affaires qu’ils clôturent chaque trimestre. Enquêter avec intégrité signifie cependant être capable d’examiner le statut d’une affaire avec la même objectivité à l’approche de la fin du trimestre. Si une affaire peut être classée, elle doit l’être. Sinon, il faut la garder ouverte… même si cela implique de manquer l’objectif.

 

4.    Le biais de l’instrument (le marteau de Maslow)

 

Comme l’a écrit le célèbre psychologue Abraham Maslow (plus célèbre pour la pyramide qui porte son nom) : “Si le seul outil dont vous disposez est un marteau, tous les problèmes apparaissent comme des clous”.[1]

 

Toutes les situations de la vie d’une organisation ne doivent pas faire l’objet d’une enquête. Parfois, les conséquences négatives pour l’organisation sont simplement le résultat de mauvaises décisions. Quelqu’un a sous-estimé une difficulté ou pris un risque qui s’est réalisé. L’organisation a perdu de l’argent. Une perte financière importante, même une faillite, n’est pas nécessairement le résultat d’une fraude.

 

Le conseil d’administration ou la direction de l’organisation peut chercher un responsable auquel attribuer cette perte en demandant une enquête. Aussi tentant que cela puisse être pour les enquêteurs de montrer leur expertise en enquêtant sur autant de situations différentes qu’ils le peuvent… parfois l’enquête n’est pas la solution adéquate. Dans ce cas, les enquêteurs doivent être suffisamment perspicaces pour éviter d’analyser un enchaînement de décisions a posteriori et à travers le prisme accusateur d’une enquête. Refuser poliment d’enquêter est parfois la meilleure, voire la seule, réponse appropriée.

 

En théorie, l’identification de ces biais est assez facile et relève essentiellement du bon sens. Cependant, leur influence concrète sur le travail quotidien d’un enquêteur est difficile à discerner.

 

Rester conscient des faiblesses potentielles de notre processus de pensée et examiner notre travail de manière critique à cette lumière sont à mon avis la meilleure façon de donner un véritable sens à l’exigence d’« intégrité » de notre profession.

 

[1] Abraham H. Maslow (1966). The Psychology of Science.